Au début de notre entrevue, j’explique à David Suzuki qu’il s’agit d’un blogue sur les voyages et que nous parlerons des destinations qu’il chérit le plus au Canada. Mais j’aurais dû me douter qu’on ne peut séparer l’homme de ses passions, et qu’on ne pourrait faire abstraction de la protection du Canada, une cause qui lui tient particulièrement à cœur, dans cette entrevue. En toute justice, il faut reconnaître que c’est la raison pour laquelle les Canadiens le tiennent en si haute estime.
Je suis une fervente admiratrice de ce vulgarisateur scientifique depuis que je suis toute jeune. Quiconque a grandi au Canada connaît David Suzuki, l’homme qui nous a appris à comprendre la « nature des choses ». Dans ma famille de mathématiciens, d’avocats et de partisans de l’esprit cartésien, sa parole faisait foi.
Devant la caméra, David Suzuki expliquait avec calme et sincérité à son public avide les rudiments de la vie et de la science. Mais, en privé, il est depuis toujours le fervent défenseur de mère Nature, protecteur de l’environnement, même lorsque le sujet n’était pas encore « chaud » dans l’actualité (jeu de mots intentionnel).

J’étais enchantée d’avoir la chance de m’entretenir avec David Suzuki, mais j’avais eu tort de penser que les voyages allaient être notre seul et unique sujet de conversation.
On m’a dit que vous aviez pris le train dernièrement?
En effet. L’été dernier, mon neveu se mariait à l’Île-du-Prince-Édouard. Ma femme et moi, ainsi que notre fille et sa famille, dont deux jeunes garçons, nous sommes donc envolés jusqu’à Toronto, avons pris la direction de Montréal en train, puis un train de nuit vers Moncton. Les garçons se sont bien amusés. C’est là tout le potentiel du train à mon avis. C’est un magnifique moyen de transport.
Le symbole du train est d’ailleurs parfaitement illustré dans le livre The National Dream de Pierre Berton, qui affirme que le chemin de fer a joué un rôle prépondérant dans ce qu’est devenu le Canada en permettant l’unification du pays. Il est donc solidement ancré dans nos 150 ans d’histoire.
Quelle est selon vous notre plus grande occasion d’apporter des changements positifs?
Quand on remonte à nos origines il y a 150 000 ans, on sait que nous sommes issus de singes d’Afrique marchant sur deux pattes et dépourvus de fourrure. Nous n’étions pas rapides ni forts et n’avions pas une vue ni une ouïe hors du commun. Comparativement aux autres animaux, nous étions loin d’être exceptionnels et, pourtant, c’est nous qui avons dominé la planète. Comment avons-nous fait? Le secret réside naturellement dans notre matière grise. Et une des choses que notre cerveau a inventée est le concept du futur. Je crois que la capacité d’anticipation est l’avantage qui nous a démarqués — cette habileté à imaginer et à mesurer les répercussions de nos gestes dans le futur.

Les scientifiques nous disent depuis plus de 40 ans que nous nous sommes engagés dans une voie très dangereuse et que nous devons la quitter sans plus tarder. Et maintenant, nous nous rendons compte que l’économie nous empêche de faire ce que nous faisions il y a 150 000 ans, à savoir penser au futur et entrevoir les dangers.
Que pouvons-nous faire alors individuellement?
Nous avons l’embarras du choix, comme nous abstenir de manger de la viande un jour par semaine, mais on met trop de responsabilités sur les épaules du citoyen. Maintenant, nous avons besoin de décisions musclées. Des décisions que nous mettons entre les mains des politiciens, car nous les élisons pour prendre ces décisions importantes en notre nom.
Si l’avenir vous tient à cœur, si vous croyez que les enjeux environnementaux sont importants, faites-vous entendre auprès des politiciens. Il faut maintenir la pression sur les élus pour préserver notre avenir.
Vous avez fait vos études aux États-Unis, puis êtes revenu au pays. Pourquoi?
J’ai vraiment aimé le temps que j’ai passé aux États-Unis. J’ai pu y poursuivre des études qui n’étaient pas offertes à l’époque au Canada. L’université prestigieuse où j’ai fait mon baccalauréat croyait que les étudiants étrangers apportaient une contribution à l’éducation des étudiants américains. Alors même si j’étais étudiant étranger, ils m’ont accordé une importante bourse d’études.
Mes parents se sont mariés durant la Dépression au Canada, et en raison de cette expérience, ils m’ont toujours enseigné à vivre selon mes moyens, à épargner, à partager et à ne pas être cupide. Il ne faut pas courir après l’argent en pensant qu’il nous donne plus d’importance.

Mais aux États-Unis, les gens aiment l’argent, et cette culture me déplaisait. C’était différent au Canada. […] Nous avions l’assurance maladie, et la péréquation permettait aux provinces mieux nanties de partager leur richesse avec les plus démunies. J’appréciais ce concept. Le Canada, c’était la CBC*, l’Office national du film du Canada, et aussi le Québec. Et pour moi, c’est ce qui distinguait le Canada, et je préférais vivre dans ce pays.
Votre retour au Canada nous a permis de profiter pendant des années de l’émission The Nature of Things.
J’ai eu énormément de chance de faire partie de The Nature of Things. J’ai fait ma première série télévisée en 1962. C’est à ce moment-là que j’ai réalisé que la télévision était un puissant médium d’éducation publique.
Après avoir animé pendant cinq ans Science Magazine, nous avons décidé, en 1972, de fusionner The Nature of Things et Science Magazine* en une émission d’une heure intitulée The Nature of Things with David Suzuki. J’ai énormément appris en animant cette émission, qui m’a donné une plateforme et de la crédibilité. Lorsque je me prononçais, je bénéficiais de la crédibilité établie par The Nature of Things.
Y a-t-il des épisodes qui vous ont marqué plus que d’autres?

Il y en a plusieurs. Mais parmi ceux qui m’ont le plus influencé personnellement, je pense à l’émission spéciale de deux heures sur l’Amazonie. C’était une grosse production qui nous a permis, à ma femme et moi, d’interagir avec les Autochtones de cette région, et ce fut pour nous une formidable expérience.
Avez-vous célébré le 150e anniversaire du Canada d’une façon particulière?
J’ai prononcé un discours au Sénat à l’invitation du sénateur Serge Joyal. Il avait organisé un symposium de deux jours à Ottawa, dans l’édifice du Parlement, sur le Canada et ses 150 ans. Toute une brochette de personnalités y assistaient, dont Adrienne Clarkson et Kim Campbell; d’éminentes personnes ont parlé, mais le plus tragique dans tout cela, c’était que la salle était à moitié vide.

Pour moi cependant, ces 150 ans ne sont pas une célébration du Canada. Ce que je célèbre, c’est que malgré tout ce qu’ont subi les Autochtones, ils sont encore parmi nous. Et nous réalisons qu’ils ont une attitude envers le territoire que nous, colons, devons redécouvrir à travers leurs yeux.
Vous avez parcouru le Canada d’un bout à l’autre. Quel paysage vous semble le plus unique?
Je crois que les Canadiens n’ont aucune idée du privilège qu’ils ont de vivre dans cette partie du globe. Bien entendu, l’Arctique est un lieu emblématique. La plupart des Canadiens n’y mettront jamais les pieds, mais ils savent par contre qu’il est une partie importante de notre identité; c’est pourquoi les menaces de changements climatiques nous importent tant.

Je suis déjà allé dans le delta du Lac Winnipeg*et j’ai été impressionné par la migration. À l’automne, les oies et les canards inondent le ciel. En tout temps, on peut compter de 10 à 20 volées d’oiseaux à l’horizon; il y a cent ans, semble-t-il, le ciel était noir de gibiers d’eau.
Nous sommes un merveilleux pays si on pense à l’abondance de cette nature.
Que pouvons-nous faire pour préserver cette abondance?
Je m’inquiète aujourd’hui du fait que nous ne passons pas assez de temps à l’extérieur. Il semblerait qu’un enfant canadien moyen passe environ 8 minutes dehors et plus de 6 heures devant un écran de télé, de cellulaire ou d’ordinateur par jour. Et cela me perturbe beaucoup, car, foncièrement, on ne se préoccupe que de ce que l’on aime. Et si on ne va pas dehors et qu’on n’établit pas un lien avec la nature, je ne vois pas comment on pourra s’occuper de la crise environnementale. Nous devons passer du temps en plein air et nous battre pour protéger la nature, parce qu’elle est ce que nous avons de plus précieux.
Cette entrevue a été éditée pour des raisons de clarté et de longueur.
*sites en anglais seulement
Image principale: © David Suzuki Foundation